Mon père m’annonce vouloir écrire un roman sur la mort.
Ma mère me demande de l’incinérer et de jeter ses cendres dans la mer de son village, « tout le long de la côte, Sabyl » m’a-t-elle précisé.
Je me rends chez mes parents mais je ne les interroge plus. On a dit ce qu’on avait à se dire. Ils m’ont raconté ce qu’ils avaient à raconter. Ces entretiens nous ont rapprochés. En me voyant, être si curieux de leur histoire, mes parents ont réalisé combien je les aimais et il est vrai que je les aime encore plus qu’avant car dans mon esprit ils sont devenus bien plus que des parents, ils se sont transformés en héros, en demi-dieux, en personnages de roman.
Je me souviens du jour où mon père était venu me voir après avoir lu une chronique que j’avais écrite dans le quotidien Libération, je tenais un blog intitulé « En attendant la guerre » avec mon amie franco-israélienne Laura. C’était bien avant le début de nos entretiens. J’avais écrit : « Difficile de parler d’un père pour un fils, et surtout du sien. Dans chacun de ses gestes, on se retrouve. Lorsque je hurle, je l’entends. Lorsque je lis, je le vois. Lorsque je pleure aussi. Petit, je voulais ressembler à la planète entière sauf à lui. Aujourd’hui, je lui ressemble de plus en plus et c’est tant mieux. […] Mon père voulait être écrivain. Enfin, écrivain, chroniqueur, metteur en scène. Il l’a même été avant 1975, et même un peu après. Je retrouve des preuves tous les jours. En écrivant, j’ai l’impression d’écrire pour lui. Comme si sa parole était devenue mienne, comme si j’étais en mission. Une mission qui aurait comme seul but d’écrire. Encore et encore. Coûte que coûte. Pour toujours et jusqu’à la fin. Je ne le lui ai jamais dit mais je crois qu’il le sait, qu’il le voit dans mes yeux, qu’il le lit dans mes mots. » Après avoir lu mon papier, mon père était venu me voir pour me dire « Je ne savais pas que tu m’aimais » et les larmes lui étaient montées aux yeux. Sa remarque m’a longtemps hanté. Comment était-ce possible que mon père pense un instant que je ne l’aimais pas ? Avais-je été un si mauvais fils ?
La dernière fois, en rentrant de chez eux, je me suis rappelé les moments où mon père allait voir sa mère. Depuis le jour de son mariage, il n’a plus jamais dormi chez elle mais quand il était au Liban, il passait la voir tous les jours. Il s’aspergeait de parfum et portait ses plus belles lunettes de soleil. Une chaise lui était réservée, celle au fond du salon, placée en face de la porte d’entrée où deux canapés et trois fauteuils sont disposés de part et d’autre. Sur l’un des murs est accrochée une télévision branchée constamment sur une chaîne religieuse chrétienne, sur les autres murs on trouve quelques portraits de famille mais aussi la croix de Jésus et un portrait de la Vierge Marie. Mon père s’installait et ne se relevait plus sauf pour passer aux toilettes, manger ou partir. Sa mère, assise sur le canapé, le regardait et pleurait de bonheur d’avoir son fils chez elle. Il était comme un seigneur dans ce salon, je pourrais même dire dans son village. Le mot courait que mon père était de visite et les habitants passaient le voir un par un, pour prendre de ses nouvelles, l’entendre insulter les politiciens ou juste s’asseoir à côté de lui et rester silencieux. Sa bande s’invitait, celle avec qui il avait fait les quatre cents coups car mon père avait été un artiste, un intellectuel mais surtout un voyou. Il adorait provoquer, créer des problèmes, se battre. Il ne se déplaçait qu’en groupe, groupe dont il était toujours le chef.